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Gian Piero Gasperini avec l'Atalanta en avril 2024

Gian Piero Gasperini avec l'Atalanta en avril 2024 - Icon Sport

Atalanta Bergame: comment Gasperini est devenu l'entraîneur le plus influent d'Italie

Il a fait de Bergame une réalité étudiée en Italie et en Europe. Depuis plusieurs saisons maintenant, l’Atalanta s’est invitée à la table des plus grands et a fait dire un jour à Pep Guardiola que jouer une équipe entraînée par Gasperini était comme un rendez-vous chez le dentiste. Avant le match contre l’OM en demi-finale d’Europa League, focus sur le très influent coach italien.

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Gian Piero Gasperini paraissait très ému au moment de raconter une anecdote de vestiaire après le match retour face à Liverpool, en quart de finale d’Europa League. "Lorsque j’ai demandé à mes joueurs à la mi-temps s’ils voulaient que l’on défende un peu plus bas pour une moindre exposition du bloc face à la qualité technique de Liverpool, raconte le technicien italien, tous les joueurs ont dit qu’ils voulaient qu’on continue avec notre bloc haut parce que c’était ça l’identité de l’Atalanta. Ils raisonnent comme moi, ils ont cette mentalité et je ne cesserai de les remercier." A l’issue de la double confrontation contre les Reds, Gasperini pouvait contempler son ouvrage, devenu chef d’oeuvre, comme lorsqu’un peintre fait les quelques pas en arrière pour contempler un tableau tout juste terminé, avec un puissant sentiment de fierté et un large sourire illuminant son visage.

Ce parcours européen de l’Atalanta permet de mettre une nouvelle fois en lumière le travail remarquable de l’entraîneur italien le plus influent de la dernière décennie. Année après année, il a modelé et ajusté son système de jeu, devant régulièrement faire un pas en arrière en raison du modèle économique de l’Atalanta: le club italien n’est pas un cador historique et s’est construit sur un développement financier stable. La plupart du temps pour des raisons budgétaires, parfois pour d’autres motifs plus personnels, de nombreux joueurs ont quitté le navire Atalanta en cours de voyage. La liste est vertigineuse : Papu Gomez, Josip Ilicic, Rasmus Højlund, Duvan Zapata, Luis Muriel, Dejan Kulusevski, Gianluca Mancini, Cristian Romero, Franck Kessie, Bryan Cristante, Leonardo Spinazzola, Andrea Bastoni, Robin Gosens, Jérémie Boga, Remo Freuler, Timothy Castagne, Joakim Maehle, Matteo Pessina et Roger Ibanez pour les plus performants et connus. Un torrent d’internationaux. À chaque fois, Gasperini s’est adapté. Il a lancé de nouvelles sessions de travail pour intégrer les nouveaux sans pour autant baisser le degré d’exigence ou les ambitions du club. L’entraîneur italien de 66 ans navigue entre le confort d’un environnement désormais acquis à sa cause et l’inconfort né de l’obligation de vendre les meilleurs joueurs. Ce qui rend son travail encore plus exceptionnel.

Des idées et de l’audace

"Ce que j’ai adoré de Gasperini depuis le début c’est qu’il a suivi une idée, une forme de croyance personnelle, explique Francesco Farioli. Il a amené des innovations au sein du football italien, mais la chose la plus déconcertante, au-delà des très bons résultats obtenus avec la Dea, c’est qu’il n’a pas dévié de ses idées et de son style, même quand l’adversaire pouvait le mettre en difficulté." Le technicien italien de l’OGC Nice ne fait pas partie de ce que l’on a labellisé comme étant "L’école Gasperini", mais il n’en reste pas moins admiratif de son aîné.

"Son grand succès, en dehors du grand entraîneur qu’il est, est d’avoir su créer une identité unique, une marque de fabrique. C’est le plus émouvant et excitant à la fois, d’avoir des joueurs se retrouvant dans un système et ne souhaitant lâcher aucun principe de jeu, quel que soit le rapport de force avec l’adversaire."

Parmi les caractéristiques du jeu de l’Atalanta, sa phase sans ballon saute aux yeux depuis des années chez les amateurs et observateurs. Autour d’une grande intensité et agressivité, la Dea affiche une imposante activité pour récupérer le ballon. Son marquage individuel, d’abord tout terrain, a laissé sa place à une individuelle par zone, ce qui permet un meilleur contrôle général mais nécessite aussi des joueurs plus intelligents et réactifs. "Il a réussi à faire éclater un tabou très présent dans le football italien: la supposée impossibilité de faire une phase défensive autre que celle appelée "marquer-couvrir", éclaire Mohamed Hilmi, entraîneur des U15 au FC Südtirol, club de Serie B. Le simple fait de l’imaginer te faisait passer pour un fou. Lui a mis en place un "marquer-marquer", c’est à dire une individuelle, une défense en avançant, l’une des plus agressives qui existaient. Il a su montrer que la phase sans ballon n’était pas juste de l’attente, parfois jusqu’à la spéculation, c’est à dire attendre l’erreur de l’adversaire avec une attitude passive. Lui veut générer l’erreur à travers un comportement agressif et proactif. C’est une mentalité dont l’Italie a besoin."

Paulo Sousa a affronté Gian Piero Gasperini à cinq reprises lors de ses expériences à la Fiorentina et à la Salernitana. Il est l’un des rares à pouvoir se targuer de n’avoir jamais perdu face au technicien italien, ni même d’avoir encaissé le moindre but. "Quand on parle de marquage individuel, on ne se rend pas toujours compte du travail qui est nécessaire pour qu’il soit bien exécuté, développe l’entraîneur portugais, passé par Bordeaux. Il s’agit de l’anticipation, la distance avec l’adversaire direct, l’orientation du corps, la capacité à vite se retourner pour gérer l’espace dans le dos, etc. Et la maîtrise de tous ces aspects démontre la qualité des entraînements et sa culture du détail." Sousa souligne également la notion de volume très importante à l’Atalanta : "La Dea ne laisse pas une seconde de réflexion à ses adversaires. Ils ont cette capacité tactique et mentale très forte qui leur permet de répéter les efforts et de mettre en difficulté leurs adversaires. Ils ont des joueurs de qualité auxquels ils associent une quantité importante de travail sur le terrain."

Ce volume de travail jusqu’à l’épuisement lors des séances d’entraînement est nécessaire pour la reproduction en configuration de match. Si les joueurs de la Dea ont la tête qui tourne du lundi au vendredi, ce sont celles de leurs adversaires qui suent le week-end.

Phase offensive et intensité européenne

Au-delà de la phase sans ballon très identifiable, l’Atalanta s’est souvent muée en machine à buts. Entre 2018 et 2022, le club de Bergame a enchaîné quatre saisons à au moins 2 buts marqués de moyenne par match de championnat avec des pointes à 98 et 90 buts en 38 journées lors des saisons 2019/20 et 2020/21. Lors de la saison des records, elle avait réussi à inscrire au moins trois buts dans un match à quinze reprises en Serie A, refilant un 7-0 au Torino, un 7-1 à l’Udinese, un 7-2 à Lecce, deux 5-0 à Milan et Parme ainsi qu’un 6-2 à Brescia. L’Atalanta ne connaît pas les pauses. Elle en veut toujours plus et son ambition l’a amenée à venir perturber l’ordre établi du football italien avec 5 présences dans le Top 5 (dont 3 podiums) en 7 saisons achevées de l’ère Gasperini.

La joie de l'entraîneur de l'Atalanta Bergame, Gian Piero Gasperini, à la fin du match de Série A contre la Juventus Turin, le 18 avril 2021 à Bergame
La joie de l'entraîneur de l'Atalanta Bergame, Gian Piero Gasperini, à la fin du match de Série A contre la Juventus Turin, le 18 avril 2021 à Bergame © Marco BERTORELLO © 2019 AFP

"Gasperini n’est pas seulement un entraîneur de marquage individuel, c’est bien plus complexe que ça, affirme Paulo Sousa. C’est sa grande base, mais c’est aussi un stratège sur le plan offensif dans une simplicité efficace." Le technicien portugais sort le tableau noir et explique deux types de construction offensive de la Dea: "S’il voit que l’adversaire le gêne dans le pressing sur sa première construction, il ne va pas hésiter à allonger le jeu, à jouer plus vertical pour sauter les premières lignes de pression. Il réclame du jeu plus direct pour remonter le terrain et pouvoir ensuite accélérer la manoeuvre avec du jeu vertical autour du numéro 9 ou pour conserver le ballon et créer des décalages plus haut. Si l’adversaire est à l’inverse dans une position et une stratégie plus attentistes, il travaille sur un autre système avec la recherche de l’homme libre, du travail en triangle sur les côtés, des décalages pour des centres, de la recherche d’espace pour des tirs aux 20 mètres ainsi que du dézonage du numéro 9 pour donner la possibilité à des milieux de terrain de se projeter dans l’espace libéré."

La construction offensive de Gasperini est sublimée par ses joueurs les plus techniques. En leur temps, Papu Gomez et Josip Ilicic ont fait profiter la Dea de leur palette créative, multipliant les coups d’éclats à base de dribbles courts, frappes aux 20 mètres et passes millimétrées, conjugués à une vision du jeu et une analyse situationnelle de haut niveau. Le rôle est désormais tenu par Charles de Ketelaere, assisté par Ademola Lookman et Teun Koopmeiners, avec des profils et des rôles différents. Le Belge est celui qui se rapproche le plus de ses deux prédécesseurs, avec un pied gauche éduqué lui permettant d’exécuter techniquement toutes ses plus belles idées. Avec Scamacca et Miranchuk, le secteur offensif de l’Atalanta s’est épaissi et propose une variété très utile en coupes d’Europe en fonction de la typologie de jeu proposée par l’adversaire.

La participation des joueurs défensifs à la construction du jeu a aussi causé quelques migraines aux entraîneurs préparant les matches contre l’Atalanta. "Il est clair que la préparation des matches contre Gasperini était différente des autres, éclaircit Aurelio Andreazzoli, entraîneur d’Empoli jusqu’en janvier de cette saison. Surtout pour deux aspects : le marquage individuel agressif et la participation des défenseurs centraux à l’élaboration du jeu et des actions offensives." Si le défenseur italo-brésilien Rafael Toloi a longtemps illustré cette propension des centraux à venir s’insérer dans les demi-espaces, la relève est désormais incarnée par Giorgio Scalvini et Sead Kolasinac.

L’école Gasperini

Le travail de Gasperini a inspiré et continue d’inspirer de nombreux techniciens à tous les étages de la pyramide du football italien. "Sur le plan technico-tactique, Gasperini devrait être la grande inspiration pour les entraîneurs qui travaillent avec les jeunes, confirme Marco Invernizzi, éducateur à l’ACD Bovisio Masciago, club amateur lombard affilié au Genoa. Je pense notamment à son approche sans ballon avec ce marquage individuel déterminé par les différentes zones du terrain. Ce travail nécessite déjà de responsabiliser les jeunes. Le marquage individuel et ces duels provoqués les font travailler sur le marquage strict, sur l’orientation du corps, la capacité à lire, comprendre et gérer l’anticipation. Cela permet aussi aux joueurs de s’habituer à gérer la profondeur et les espaces, à les faire réfléchir sur les situations d’anticipation et d’interception, de gestion des un-contre-uns. C’est un enseignement important au niveau de la formation des jeunes. On pourrait presque commencer dès les jeunes enfants d’ailleurs."

Même son de cloche chez Mohamed Hilmi, lui aussi en charge du développement d’adolescents. "C’est l’un des modèles les plus formateurs pour les équipes de jeunes, confirme l’éducateur au FC Südtirol. Être statique et en attente sur la phase défensive crée des pauses cognitives chez les jeunes alors qu’être proactif empêche ces pauses. On doit s’inspirer de Gasperini à la fois pour des concepts technico-tactiques, mais aussi pour la culture du travail et les valeurs morales qu’il possède."

Au niveau professionnel, l’école Gasperini a déjà quelques élèves diplômés. Raffaelle Palladino et Ivan Juric sont les exemples les plus éclatants en poste cette saison en Serie A. La saison passée, quatre joueurs du Genoa saison 2008/09 (5e place en Serie A), entraîné par Gasperini, occupaient des bancs en Italie: Juric au Torino, Palladino à Monza, Thiago Motta à Bologne et Bocchetti à l’Hellas Verona. Le maître Gasperini et ses quatre élèves. "Personne ne réussit réellement à être comme Gasperini", nuance néanmoins Marco Invernizzi, qui souligne la filiation mais pas encore la totale réalisation. Dans l’histoire plus ou moins récente du football italien, quelques entraîneurs seulement ont pu se hisser au niveau du maître influent. Sacchi, Zeman et Sarri ont sans nul doute marqué leur époque. Spalletti a su sublimer le jeu. Gasperini est entré dans ce cercle très fermé dont fait déjà partie un autre "révolutionnaire de la province italienne", Roberto De Zerbi.

Quand l’extraordinaire devient ordinaire

En multipliant les places dans le Top 5 italien et les saisons européennes, Gian Piero Gasperini n’a pas seulement fait passer un cap à l’Atalanta, il a inscrit le club dans une réalité claire et établie : à chaque début de saison, l’Atalanta est un candidat crédible à une place qualificative en Ligue des champions. Et les outsiders habituels de s’inquiéter. La Roma, la Lazio et Naples ont vu débarquer les Nerazzurri, prêts à leur confisquer leurs rêves de C1. Gasperini a tellement imprimé cette nouvelle réalité que si Bergame ne va pas en Ligue des champions, certains l’évaluent comme un échec alors qu’il y a peu, l’Atalanta jouait pour ne pas descendre en Serie B. C’est dire combien il a habitué tout l’environnement du football à l’extraordinaire, qu’il a rendu tout à fait ordinaire.

"L’évolution du projet de l’Atalanta avec Gasperini a été extraordinaire, confirme Paulo Sousa. On voit la logique dans le choix des joueurs, dans la définition et le respect d’un modèle de jeu devenu central pour le développement du club. Et d’ailleurs, ses joueurs ont désormais la même conviction que lui sur l’identité de jeu." Francesco Farioli renchérit sur la cohérence du projet bergamasque : "Quand on voit leur manière de faire du scouting, la façon dont ils s’entraînent et leur idée de jeu, on a une synchronisation à la limite du parfait au sein du club. Gasperini a également réussit quelque chose de fondamental : créer un lien avec la ville et les supporters, tout en souhaitant vouloir faire les choses avec l’Atalanta et pour l’Atalanta."

Sa grandeur est désormais d’avoir été source d’inspiration, et pas seulement de continuer à réaliser ce que beaucoup pensaient impossible à l’Atalanta il y a encore quelques années. De sa défense à 3 au marquage individuel qu’il a revitalisé en Italie puis étendu à de nombreux pays européens, en passant par l’utilisation des latéraux et la proactivité et l’agressivité sans ballon, l’identité Gasperinienne a fait du chemin. "Au-delà des goûts et des considérations personnelles, il y a une chose qui, je pense, est indiscutable : nous sommes nombreux à faire plus ou moins bien ce métier d’entraîneur, mais parfois, c’est rare, l’un de nous débarque dans ce métier et réussit à laisser une profonde trace qui demeure dans le temps. Voilà qui est Gian Piero Gasperini", conclut Aurelio Andreazzoli. Gian Piero, élevé au rang de Gran Maestro, n’a pas fini de transformer le football italien.

Johann Crochet